Quand la nuée de l'orage est déjà sur nous...
« Citoyen, dans l'obscurité qui nous environne, dans l'incertitude profonde où nous sommes de ce que sera demain, je ne veux prononcer aucune parole téméraire, j'espère encore malgré tout qu'en raison même de l'énormité du désastre dont nous sommes menacés, à la dernière minute, les gouvernements se ressaisiront et que nous n'aurons pas à frémir d'horreur. […] Et voilà pourquoi, quand la nuée de l'orage est déjà sur nous, voilà pourquoi je veux espérer encore que le crime ne sera pas consommé. […] Vous êtes, […] à cette heure, sous l'orage, la seule promesse d'une possibilité de paix ».
Cent ans après, les mots de JAURÈS, ses derniers -prononcés si près d'ici, à Vaise- ses derniers mots raisonnent encore avec un dramatique réalisme. Cent ans après, derrière le verbe puissant et poétique, les mots de JAURÈS disent mieux ce que la plupart n'a pas pu, n'a pas su, n'a pas voulu voir, les forces complexes et les mécanismes en action, les responsabilités de chacun, et la boucherie industrielle qui s'annonce.
Cent ans après, les mots de JAURÈS raisonnent encore pour ce qu'ils nous disent de cet homme, qui -peut-on le dire mieux pour lui que pour un autre?- se bâtit jusqu'à son dernier souffle pour la paix ; cet homme qui, littéralement, est mort pour la paix. Cet homme dont la mort annonçait la mort de la paix.
Pourtant, le cri qui retentit alors, froid, froid de la conscience glacée de celles et ceux qui savent déjà que leur volonté faiblit ; froid de l'horreur mécanique, implacable, qui s'empare des hommes et qui broie leurs résistances naïves ;
Pourtant, le cri qui retentit alors, froid, « Ils ont tué JAURÈS », le cri qui retentit alors ne salue pas que la mort de l'apôtre de la paix. Il porte le deuil de toute une espérance, celle qu'il incarnait, celle qu'il rendait chair, celle de la République accomplie en elle-même et par elle-même, celle de la République sociale.
Car c'était ça, JAURÈS, plus qu'un homme ; c'était ça, JAURÈS, l'incarnation trop humaine, pleine de doutes, de bruits et de fureurs, c'était ça, JAURÈS, l'incarnation de cette espérance. C'était ça, JAURÈS, ce supplément d'âme, imparfait, qui nous permettait de croire que quelque chose de mieux était possible.
Il était fils de petit bourgeois déclassé et royaliste. Il est devenu républicain en rencontrant l'école, il est devenu socialiste en rencontrant le peuple !
Il était le pacifiste, l'anticolonialiste, il était le laïque, celui qui par la laïcité rassemble, celui qui, entre les cléricaux et les i-religieux, entre les sectaires des 2 communions, voulait réunir pour vivre ensemble, rassembler parce qu'il pensait que « l'enfant a le droit d'être éclairé par tous les rayons qui viennent de tous les côtés de l'horizon, et la fonction de l'État, c'est d'empêcher l'interception d'une partie de ces rayons » ; parce que contre les systèmes, il préférait les philosophies qui sont comme « ces sentiers qui restent frayés vers les sommet, et qui, même s'ils se dégradent par intervalles et ne peuvent plus porter nos pas, conduisent du moins nos regards jusqu'à la cime ».
Il était républicain parce que socialiste, il était socialiste parce que républicain. L'un accomplissait l'autre, mais sans dialectique figée, sans matérialisme obtus, sans fatalisme déshumanisant, car « un catéchisme de la raison tiendrait en ses pages la plus effroyable tyrannie » (Charles PÉGUY).
Il est convaincu qu'il est « absolument enfantin de chercher à expliquer directement, exclusivement, abstraitement tel phénomène historique, tel phénomène humain, par un ressort exclusif, par une catégorie isolée de tendances ou de forces ; la société n'est pas comme une montre où un seul ressort central détermine de proche en proche le mouvement de l'aiguille ; les divers ressorts se commandent, et si nous n'étudions que l'action de l'un d'eux, si central et dominant soit-il, nous ne saurons jamais qu'elle heure il est » !
Contre les fatalistes de la raison, il oppose la conscience de l'humanité, qui peut tout et fera tout, il défend le peuple armé par l'éducation -et je dis ces quelques mots face à ce qui fut l'école Jean Jaurès, plus bel hommage qu'il aurait accepté, belle école de la République : si la République de JAURÈS reste encore, malheureusement l'école Jaurès elle n'est plus ! Comme un nouvel assassinat.
Il était marxiste mais il n'était pas matérialiste, car il croyait en la puissance sur-humaine des humains, puisée dans les racines qui font le peuple. L'arbre qui s'élève haut à des racines qui puisent profondément.
Il était révolutionnaire, la révolution ne lui faisait pas peur, mais comme DANTON il aimait suffisamment le peuple pour vouloir épargner son sang !
Et surtout, il savait « que toutes les grandes révolutions ont été faites dans le monde, parce que la société nouvelle, avant de s'épanouir, avait pénétré par toutes les fissures, par toutes ses plus petites racines dans le sol de l'ancienne société ». La réforme est « œuvre commençante de révolution ». Prêcher la révolution, c'est d'abord défendre l'éducation de chacun, qui fonde l'émancipation individuelle et donc la libération sociale collective. Il préférait l'action qui construit au discours qui ne dit rien : « Où sera, dans les jours décisifs, l'énergie révolutionnaire des hommes si, lorsqu'une bataille comme celle-là est engagée contre toutes les puissances du mensonge, contre toutes les puissances d'oppression, nous n'allons pas jusqu'au bout ? Pour moi, j'ai voulu persévérer jusqu'à ce que la bête venimeuse ait été obligée de dégorger son venin ».
Il était JAURÈS, il était le républicain, il était le réformiste révolutionnaire, il était le pédagogue, il était le pacifiste, il était l'anticolonialiste. Il était l'âme de notre République combative.
Et ce supplément d'âme était humain, et c'est ça que le rendait beau, qui le rendait sur-humain. Le communard Édouard VAILLANT, qui eu le terrible honneur de prononcer l'éloge funèbre de JAURÈS, sur sa tombe, aimait répéter que « Celui qui, au jour de fête, rencontre au son du violon sur la place publique une jolie fille sans la faire valser, ou un ami sans trinquer à la santé et au développement d'une meilleure et plus populaire République, en est-il plus sage ? Au contraire. La tristesse est réactionnaire, la joie est républicaine ».
Nul plus que Jeannot, comme le surnommait les proches nombreux -comme nous aimerions tous pouvoir le surnommer-, alors n'incarnait cette joie républicaine qui doit toujours nous rassembler. Ce grand colosse rouquin qui aimait manger comme il aimait marcher, parler patois et trinquer avec chacun, sans soucis de condition ou d'éducation, ce grand colosse rouquin et bon vivant, ce JAURÈS là que Charles PÉGUY décrit « bon marcheur et bon causeur, […] un JAURÈS de plein air et de bois d'automne, […] un JAURÈS dont le pied sonnait sur le sol dur des routes. Un JAURÈS des brumes claires et dorées des commencements ». Le modeste qui affirme que « le plus grand plaisir que vous puissiez nous faire, n'est pas de nous acclamer, c'est de nous écouter ».
JAURÈS est mort, dans des derniers mots terribles et lucides. Le matin du 31 août, il écrit une dernière fois dans L'Humanité : « Le plus grand danger à l'heure actuelle n'est pas dans les événements eux-mêmes[…]. Il est dans l'énervement qui gagne, dans l'inquiétude qui se propage, dans les impulsions subites qui naissent de la peur ». Mots terribles et lucides qui semblent toujours vrais et vérifiables. Mots terribles et lucides qu'on peut encore appliquer, à trop de situations internationales ou aux maux qui défont notre lien social, notre vivre ensemble.
JAURÈS est vivant par ses mots, par ses analyses trop en avance, qui disent déjà ce que nous sommes, collectivement, dans nos doutes, dans nos peurs, et dans nos espoirs. JAURÈS est mort, mais ses mots, ses analyses, son humanisme et son humanité vivent encore, ils vivent et ils nous disent, ils nous interpellent au quotidien, ils nous disent encore ce qu'est notre société dans ses douleurs et ses espérances, il nous dit ce à quoi nous aspirons, il est notre supplément d'âme, notre conscience vivante, vibrante et exigeante.
JAURÈS est mort, dans des derniers mots terribles et lucides. Mais comme chacun je préfère en garder d'autres, ne garder que ceux-ci : « Même s'il éteignent un moment toutes les étoiles du ciel, je veux marcher avec eux dans le chemin sombre qui mène à la justice, étincelle divine, qui suffira à rallumer tous les soleils dans toutes les hauteurs de l'espace » (1891).