Overblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog

Génocide des Arméniens: "au son du clairon, avec la régularité de l’exécution d’une sentence : voilà ce qui a été fait".

Publié le par Stéphane GOMEZ

Madame la Ministre, Hélène GEOFFROY, Maire de Vaulx-en-Velin, Vice-Présidente de la Métropole de Lyon ;

Madame la Députée du Rhône, Madame Anissa KHEDHER ;

Monsieur le Consul d'Arménie à Lyon, Monsieur Levon DAVTYAN ;

Mesdames et Messieurs les Élus et anciens élus ;

Mesdames et Messieurs les représentants d'associations de la communauté arménienne ;

Mesdames et Messieurs les membres du groupe Nor Achough et du Choeur du Souvenir qui animeront culturellement cette commémoration ;

Mesdames et Messieurs ;

 

« Aussi les Ottomans puis les Turcs, ne pouvant accepter que l'île se soit détachée d'eux parce que la nation minghérienne existait réellement -et à cause de leur propre incompétence-, s'empressèrent-ils d'alléguer que d'autres causes et puissances mystérieuses se cachaient derrière les évènements ».

 

Par ces quelques mots faussement innocents, le romancier turc Orhan PAMUK, prix Nobel de Littérature 2006, nous dit dans Les Nuits de la Peste (2021) ce qu'est l'Empire Ottoman du début du XX°s, puissance en déclin, le vieil homme malade de l'Europe selon l'expression de 1853 du Tsar Nicolas Ier ; un homme malade qui ne survit que parce que les impérialismes russes, britanniques, français, germaniques ou autrichiens n'arrivent pas à s'entendre sur la répartition des dépouilles ; un vieil homme malade qui survit en niant les réalités, en recherchant des responsabilités imaginaires plutôt que de reconnaître ses faiblesses ; un vieil homme malade qui survit, se survit et ne veut pas mourir.

 

Cette envie de survivre prend alors plusieurs formes. Il y a celle de « l'ottomanisation », dans la suite du mouvement des tanzimat (réorganisations), un réformisme autocratique mêlant une modernisation de l'appareil étatique sur le modèle européen et un renfermement de l'appareil politique. Il y a aussi -parallèlement mais aussi souvent en opposition- la « turquisation », le repli de l'empire sur une seule ethnie, turque : l'empire ne doit plus être ottoman (donc multi-ethnique) ni même musulman (le sultan étant le calife) mais seulement turc ou sous une claire domination turque.

 

C'est 2 mouvements se rejoignent dans la recherche du bouc-émissaire de tous les maux, du responsable supposé du déclin. Souvent, c'est le « grec », formule fourre-tout qui regroupe tous les non-musulmans. Souvent, c'est l'Arménien, victime de massacres aussi bien du camp du sultan Abdul Hamid II, tenant de l'ottomanisation, que du camp des Jeunes Turcs, tenant de la turquisation.

 

C'est dans ce contexte politique et mental que, le 24 avril 1915, à 20h, sur ordre du Ministre de l'Intérieur ottoman du Gouvernement des « Jeunes Turcs », Talaat Pachat, sous le Sultan Mehmed V, le chef de la police de Constantinople, Bedri Bey, fait arrêter de 235 à 270 médecins, éditeurs, journalistes, avocats, enseignants ou hommes politiques. Tous Arméniens. En quelques jours, près de 2500 Arméniens sont arrêtés dans la capitale ottomane. La machine monstrueuse du génocide est mise en branle, le Génocide des Arméniens, qui devait conduire à l’extermination systématique, organisée, consciente, de 1,2 à 1,5M d’Arméniens.

 

Cette histoire génocidaire ne débute pas en 1915, le 24 avril. En juin 1896, par exemple, dans la région de Van, au coeur de l'Arménie historique, pas moins de 350 villages sont rayés de la carte, sur ordre du Sultan Abdul Hamid II, le « sultan rouge ». Le 3 novembre 1896, dans le silence assourdissant de l'Assemblée Nationale, Jean JAURÈS dénonce « la guerre d’extermination qui a commencé, et l’émigration des familles arméniennes partant de leurs maisons détruites par l’incendie ; et les vieillards portés sur les épaules, puis abandonnés en chemin et massacrés ; et les femmes et les mères affolées mettant la main sur la bouche de leurs enfants qui crient, pour n’être pas trahies par ces cris dans leur fuite sous bois, et les enfants cachés, tapis sous les pierres, dans les racines des arbres, et égorgés par centaines ; et les femmes enceintes éventrées, et leurs fœtus embrochés et promenés au bout des baïonnettes ; et les filles distribuées entre les soldats turcs et les nomades kurdes et violées jusqu’à ce que les soldats les ayant épuisées d’outrages les fusillent enfin en un exercice monstrueux de sadisme, avec des balles partant du bas-ventre et passant au crâne, le meurtre s’essayant à la forme du viol ; et le soir, auprès des tentes où les soldats et les nomades se livraient à la même orgie, les grandes fosses creusées pour tous ces cadavres, et les Arméniens fous de douleur qui s’y précipitaient vivants ; et les prêtres décapités, et leurs têtes ignominieusement placées entre leurs cuisses ; et toute cette population se réfugiant vers les hauts plateaux ; — et puis, lorsque tous ces barbares se sont aperçus que l’Europe restait indifférente, qu’aucune parole de pitié ne venait à ceux qu’ils avaient massacrés et violentés, la guerre d’extermination prenant tout à coup des proportions beaucoup plus vastes : et ce n’étaient plus de petits groupes qu’on massacrait, mais, dans les villes, par grandes masses de 3 000 et 4 000 victimes en un jour, au son du clairon, avec la régularité de l’exécution d’une sentence : voilà ce qui a été fait, voilà ce qu’a vu l’Europe ; voilà ce dont elle s’est détournée ! ».

 

Des mots violents, mais les mots de la réalité, des mots qui disent ce que fut la violence génocidaire qui motiva et conduisit des hommes et en galvanisa d'autres jusqu'à leur faire perdre leur condition humaine. Car dans la haine génocidaire, la victime perd sa matérialité humaine, le bourreau perd lui sa dignité et sa condition humaines.

 

Au moment où les canons résonnent de nouveau en Europe, au moment où de nouveau se pose la question de crimes de guerre et de crime de génocide, crime contre l'Humanité, ce temps du souvenir, c'est le temps de la vérité historique sur lequel se construit la Justice ; la vérité d'un régime qui oppresse un peuple, une population pour ce qu'elle est ou supposée être, réduite par assignation identitaire, par essentialisation de tous ses membres ; la vérité des responsabilités individuelles et des victimes collectives.

 

Le travail de mémoire est le pont qui relie hier à demain, c'est le pont qui franchit l'obstacle de la haine, qui nous relie au présent et à l'avenir dans lequel nous ne pourrons nous engager, ensemble, que par cette reconnaissance de l'Histoire, de la vérité du Génocide des Arméniens. C’est ce travail de vérité et de justice pour un avenir partagé auquel notre commémoration du 24 avril 1915 nous appelle cette année encore.

Commenter cet article